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Les Yeux Fermés

© Thomas Badreau

Chorégraphie de Mickaël Le Mer, compositeur David Charrier – Compagnie S’Poart – Les Gémeaux Scène nationale de Sceaux.

C’est un magnifique spectacle que propose la compagnie S’Poart – prononcer Espoir – qui traduit l’émotion de son chorégraphe Mickaël Le Mer devant l’oeuvre de l’artiste peintre Pierre Soulages, et qui partage son choc esthétique avec le public. Soulages vient de passer plus d’un siècle à cultiver son Outrenoir, qu’il appelle aussi Noir-lumière dans ses différentes variations : « Au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui, cessant de l’être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un autre champ mental que celui du simple noir. »

La quête poétique menée par le chorégraphe et ses huit artistes – quatre danseuses et quatre danseurs – traduisent l’épaisseur de la matière et leur recherche de la lumière. Partant de l’obscurité ils prennent possession du plateau et célèbrent la vie. A partir de leur formation hip hop ils se fondent ici dans l’abstraction du tableau. Seuls les visages et les avant-bras émergent de l’outre-noir et guident les signes du mouvement. Un tapis noir brillant où se reflètent les figures provoque l’illusion et la démultiplication. On est dans le noir-silence et le contre-jour jusqu’à ce qu’un incendie embrase la structure du fond de scène qui se transforme en rideau d’or. On entre alors dans l’alchimie de la métamorphose.

Solos, duos et mouvements d’ensemble se succèdent avec virtuosité et précision en même temps qu’avec beaucoup de liberté, celle de l’alphabet hip hop en ses diverses expressions. Les ensembles sont d’une grande fluidité et maîtrise, de toute beauté. Le collectif est imprégné d’humanité et de partage et chaque danseur/danseuse évolue avec cohésion et construit son espace, seul, et avec les autres. On se croirait dans un milieu aquatique parfaitement harmonieux où chacun se sent bien, les corps se sculptent. Le compositeur, David Charrier, a accompagné la démarche de Mickaël Le Mer, « il dessinait ses propositions musicales », dit le chorégraphe. Le tout forme une œuvre chorégraphique superbement réussie, Les yeux fermés, reportée maintes fois pour raison de Covid et présentée en janvier 2022 au Festival de Suresnes.

L’aventure de la compagnie débute pour Mickaël Le Mer en 1996 par des collaborations artistiques avec les compagnies Käfig et Accrorap avant de se professionnaliser en 2001 avec son spectacle Extra Luna. De nombreuses pièces suivent, faisant évoluer la compagnie de création en création, dont In Vivo en 2007, Na Grani en 2010 dans le cadre de l’années croisée France-Russie, Instable en 2012, Rock it Daddy et Una en 2013, Rouge en 2014, Traces et R en 2015, Crossover en 2017, Butterfly en 2019 qui sera recréé en fin d’année 2022, Trace et Me Myself and I en 2020, ainsi que le solo Rage The Flower Thrower.

Mickaël Le Mer élabore une écriture chorégraphique exigeante qui s’appuie sur l’expérience personnelle des danseurs et maîtrise parfaitement l’espace scénique et les autres composantes du spectacle – lumière, scénographie et musique -. Il convie le spectateur à une célébration de la vie à partir du rite initiatique lié à la peinture de Pierre Soulages, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer le 30 mai 2022

© Thomas Badreau

Avec : Elie Tremblay, Dylan Gangnant, Dara You, Teddy Verardo, Fanny, Bouddavong,  Jeanne Azoulay, Agnès Sales Martin, Audrey Lambert. Scénographie Guillaume Cousin – création costumes Elodie Gaillard – regard extérieur Laurent Brethome – régisseur lumière Nicolas Tallec – régisseurs plateau William Languillat – David Normand.

Samedi 21 mai 2022, Les Gémeaux / scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux – tél. 01 46 61 36 67 – site : www.lesgemeaux.comwww.spoart.fr – En tournée 2022/23 : 17 novembre 2022 Libourne – 22 novembre 2022 Saint Etienne du Rouvray – 27 novembre 2022 Cannes (Festival de danse) – 9 et 10 décembre 2022 Rennes – 2 février 2023 Niort – 7 février 2023 Beaupréau – 9 février 2023 Pontchâteau – 14 et 16 mars 2023 Nantes – 23 mars 2023 La-Ferté-Bernard – 4 avril 2023 Vesoul.

La Tragédie du Roi Christophe

© Michel Cavalca

Texte Aimé Césaire – mise en scène Christian Schiaretti – Théâtre National Populaire de Villeurbanne, au Théâtre Les Gémeaux de Sceaux.

C’est une pièce emblématique d’Aimé Césaire publiée en 1964 aux éditions Présence Africaine, transposition d’événements historiques sur la lutte du peuple Haïtien pour la liberté. En 1791, Saint-Domingue, colonie française, n’est pas encore Haïti elle le devient en 1804 après le soulèvement général des esclaves pour faire respecter les droits de l’homme. Henri Christophe, connu sous le nom de Roi Christophe, a bien existé. Il fut officier, puis général, auprès de Toussaint Louverture – descendant d’esclaves noirs et figure majeure de la Révolution haïtienne – avant de lui succéder. Couronné roi d’une province du nord par l’archevêque capucin Jean-Baptiste-Joseph Brelle en 1811, il fit très vite régner la terreur et fut en conflit permanent avec le sud républicain d’Alexandre Pétion.

C’est le parcours de cet homme qui est retracé sous la plume d’Aimé Césaire, de sa cruauté à la solitude. Le Roi Christophe apostrophe violemment son Conseil d’Etat, venu se plaindre de la dureté du travail : «Vous entendez ? A refaire ! A remonter. Tout. Terre et eau. Percer la route. Refaire la terre. Gouverner l’eau. Savez-vous que l’Artibonite, on peut en faire le Nil de Haïti ? Et vous demandez du repos ! Et vous croyez qu’à la faveur de la paix retrouvée, chacun pourra se prélasser sur sa dodine et après la sieste, sous la véranda de ses rêves, entre deux rasades de clairin, fumer son cachimbo ? » La fin de son règne voit l’opinion publique radicalement contre lui en raison de la réforme agraire qu’il cherche à imposer. En août 1820, il est frappé d’une crise d’apoplexie et en reste partiellement paralysé. Une révolte et l’attaque d’insurgés auront raison de lui, il se suicide en octobre de la même année.

L’écriture flamboyante de Césaire, poétique et visionnaire, apporte, avec La Tragédie du Roi Christophe, un aspect de vérité politique et historique. La pièce fut créée à l’Odéon en 1965 avec l’acteur sénégalais Douta Seck, dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau, ardent défenseur des cultures métissées. Idrissa Ouedraogo, cinéaste burkinabé l’a montée en 1991 à la Comédie Française, à la demande d’Antoine Vitez. Christian Schiaretti, directeur du TNP vient de la présenter à Villeurbanne en janvier, il n’en est pas à son coup d’essai, il avait mis en scène Une Saison au Congo en 2013 avec la même équipe, une trentaine d’acteurs noirs d’Afrique et de la Caraïbe dont une dizaine de burkinabés, regroupée au sein du collectif d’artistes indépendants Béneeré engagés dans la promotion et la professionnalisation des artistes africains.

Réflexion sur la décolonisation et sur la question du pouvoir, la pièce commence par un combat de coqs – rituel très populaire en Haïti – métaphore sur les affrontements entre politiciens, et amusement pour le peuple. Alexandre Pétion et Henri Christophe combattent pour la succession de Dessalines. Le second l’emporte mais décline la charge de Président de la République qui lui est offerte. Il fonde un royaume au nord du pays et sitôt au pouvoir se comporte en véritable tyran. Aimé Césaire parle d’Haïti par métaphore, l’échec du Roi Christophe et ses contradictions se superposent à l’avenir incertain du pays et à la construction de sa dignité.

Le dispositif scénographique est une grande place sous le soleil, nous sommes en pleins feux, il y a peu d’effets lumières. Quatre musiciens sont installés sous un abri comme au fond de la cour – piano, violoncelle, percussions et voix -. Les didascalies dites par les villageois, hauts en couleurs dans leurs costumes, aident à se repérer dans l’Histoire. Les mouvements chorégraphiques collectifs engendrés par cette grande troupe qui se déploie comme un chœur, sont majestueux. Pourtant au-delà de ce magnifique plateau, on tombe parfois dans l’imagerie et la simplification. Le texte est souvent joué en force, on y perd le mouvement de la langue. Marc Zonga dans le rôle titre – qui était l’éblouissant Lumumba d’Une Saison au Congo – habite le rôle du Roi Christophe avec sa dynamique propre, il manque pourtant un petit coup de rabot dans la matière vive qu’il propose. Dans sa fuite en avant, le tyran jamais ne doute – peut-être est-ce le propre des tyrans – et de son fauteuil roulant à la fin du spectacle, change de statut, devenant comme un Christ recrucifié. La mise en scène le place tout au long du spectacle et de manière systématique très à l’avant du plateau, très au bord, face au public, est-ce à dire au bord du vide ?

Après sa rencontre avec Senghor en tant qu’étudiant à l’Ecole Normale Supérieure, Aimé Césaire (1913-2008) n’eut de cesse de dénoncer le colonialisme et élabora le concept de négritude. Ses textes – poésie, théâtre, discours – superposent engagement littéraire et engagement politique. La force de son implication philosophique et politique se trouve dans Cahiers d’un retour au pays natal publiés en 1939 et dans Le Discours sur le colonialisme, en 1950. Ses premiers poèmes, Les Armes miraculeuses, préfacés par André Breton, sont édités en 1946. Député et maire de Fort-de-France, l’auteur fît un séjour en Haïti en 1945 qui lui inspira la pièce, et son combat politique. Il donne lui-même les clés de La Tragédie du roi Christophe : « C’est une œuvre complexe. Complexe, car elle se joue en même temps sur trois plans différents. Le premier plan, le plus immédiat et le plus apparent, est le plan politique. Il s’agit là de l’opposition Christophe-Pétion, nègres-mulâtres, tyrannie-démocratie, despotisme éclairé contre formalisme pseudo-démocratique. Le second plan est le plan humain. Tragédie, car il s’agit de la marche à la mort d’un homme ; marche à la mort à travers la solitude qui s’installe progressivement autour de lui ; et la distance qui peu à peu s’installe entre lui et son peuple. La troisième dimension est une dimension métaphysique. Il s’agit d’une méditation sur la nature du pouvoir et de la force. Christophe est l’incarnation de Shango, dieu violent, brutal tyrannique, mais aussi bienfaisant; le dieu du tonnerre destructeur et en même temps de la pluie fécondante. »

Pour le message de la pièce et la dynamique d’un si beau plateau, pour la langue du poète, ne boudons pas notre plaisir.

Brigitte Rémer, le 27 février 2017

Avec Marc Zinga, Stéphane Bernard, Yaya Mbile Bitang*, Olivier Borle, Paterne Boghasin, Mwanza Goutier, Safourata Kaboré*, Marcel Mankita, Bwanga Pilipili, Emmanuel Rotoubam Mbaide*, Halimata Nikiema*, Aristide Tarnagda*, Mahamadou Tindano*, Julien Tiphaine, Charles Wattara*, Rémi Yameogo*, Marius Yelolo, Paul Zoungrana* et des figurants. (*collectif Béneeré) – Valérie Belinga chant, Fabrice Devienne piano, Henri Dorina basse, Jaco Largent percussion, Cécilia Carreno-Prizzi violoncelle – Dramaturgie et conseils artistiques Daniel Maximin, Mathilde Bellin – musique Fabrice Devienne – scénographie, accessoires Fanny Gamet – assistante Caroline Oriot – lumières Julia Grand – costumes Mathieu Trappler en collaboration avec Mathilde Brette – masques Erhard Stiefel – son Laurent Dureux – maquillages et coiffures Françoise Chaumayrac – assistante à la mise en scène Julie Guichard.

Du 22 février au 10 mars 2017 – Théâtre Les Gémeaux scène nationale, 49 avenue Georges Clémenceau, Sceaux. Tél. : 01 46 61 36 67. RER B station Bourg-la-Reine.